Montgomery sourit. Le repas de midi offert par les inséparables Freddy et Benjamin lui avait fait beaucoup de bien. Leur amitié datant de la fin des épidémies n’a rien perdu de son authenticité. Contrairement aux autres qui le repoussent. Quand il passe dans les communautés pour y laisser des produits de la forêt, même après toutes ses années, les ragots courent :
- I’ mange d’la viande !
- En vivant avec des animaux, i’ est contaminé, c’est sûr !
- Ça a toujours été que’qu’un de… particulier.
D’un tempérament taciturne, bien peu comprennent la dépression qui l’imprègne jusqu’à la moelle.
Heureusement pour lui, Montgomery a su créer une amitié avec des gens comme Angie et Marceau, de Vallée-du-Chesne, et le duo Freddy et Benjamin, de Grand-Plateau.
Montgomery avait écouté ses deux hôtes se tirailler tout le long de sa visite. Les compères lui donnent l’impression d’être vivant. Au milieu de sa forêt, quand il respire l’air froid et piquant ou entend le carouge chanter, c’est une autre partie de son être qui vibre. Comblé, du moins pour l’heure, il se lève pour prendre congé :
- Merci les gars. Ça fait du bien d’temps en temps une bonne rigolade. J’vais r’joind’e Belle. On se r’trouve au Marché ?
- Tu peux êt’ sûr qu’on y s’ra, répondit aussitôt Benjamin.
- On sait b’en qu’tu manqu’rais pas une occasion d’te saouler, réplique Freddy à Benjamin en lui donnant une bonne tape sur l’épaule.
Montgomery les quitte en souriant de cette camaraderie entre deux types si différents. D’abord en stature. Benjamin est un descendant d’une famille de frigo alors que Freddy est plus du genre félin. Ensuite de caractère. Le premier est plus débonnaire alors que le second, plus nerveux. Ensemble, ils deviennent intarissables dans le département des blagues.
Le voyageur chemine à travers champ vers la forêt où il est attendu.
Quand le mal de compagnie se fait sentir, il rend visite à Angie, à Vallée-du-Chesne, pour lui livrer des herbes et racines utiles pour ses tisanes. Sur le trajet du retour, il fait souvent une pause chez ses copains distrayants, à Grand-Plateau. Il en avait bien senti le besoin, en voyant l’attitude de Marceau, hier, quand il a compris ce que le cadeau inclus dans la livraison comportait. La peur déraisonnée de la viande perdure, même après une décennie. Tous savent pourtant que Montgomery en mange et s’en porte bien. Du moins physiquement.
Ses réflexions sont heureusement interrompues quand il rejoint Belle, sa fidèle chienne. Frétillante, elle saute sur place tellement elle est contente de le revoir. Montgomery fait honneur à son accueil. Leurs retrouvailles sont toujours des moments de félicité depuis le jour de leur rencontre.
Il revenait de relever ses pièges et avait deux lièvres à la main quand il la croisa dans le sentier. Ils ont arrêté net de bouger, se sont évalués du regard. Elle a cligné des yeux. Il lui a souri et a présenté le dos de sa main. Doucement, aux aguets des bruits environnants, elle s’est approchée, a reniflé les proies. Puis elle a approché sa truffe dans l’intérieur de la main tendue, l’encourageant à lui caresser le dessus de la tête. Leur relation débutait. Depuis, elle avait été fidèle, lui offrant un désennui, une agréable compagnie, un peu d’équilibre.
D’autres chiens gravitent dans leur univers. Ensemble, ils forment une meute contre les cochons sauvages et les loups, mais la préférée de Montgomery reste Belle. Leur amitié est particulière, plus intime. La chienne de 50kg sait le sortir du marasme où il plonge souvent. Sa seule présence lui donne du courage. Sa stature herculéenne et sa force en font en animal de trait bien utile en déplacement. Montgomery aurait pu se dégoter un cheval ou un âne parmi les animaux rendus à la vie sauvage lors des épidémies, mais un chien en forêt est plus autonome, alors qu’un équidé a besoin de protection contre les prédateurs et les intempéries.
Belle, de retour dans son harnais, commence aussitôt à tirer le chariot vers l’érablière où Montgomery a élu domicile voilà huit ans.
Voir du monde épuise Montgomery. Résultat ? Une intolérance aux obstacles qui entravent leur trajet à travers champ pour joindre la route le fait jurer. Il pousse le chariot vide pour aider sa fidèle chienne. Belle subit la tempête, les oreilles basses. Montgomery soupire de soulagement quand ils atteignent enfin la voie pavée. Le cailloutage fait crisser les roues de bois du chariot de Montgomery. Des pneus de caoutchouc auraient tellement facilité leur vie en ajoutant de la douceur au déplacement, mais les crevaisons deviennent difficiles à réparer, par pénurie de matériel. Rares sont les voyageurs qui se paient encore ce luxe. La majorité roule sur du bois, friable, mais réparable.
Autrefois uni et bleu, aujourd’hui la route est presque blanche, troué ici et là, morcelé par l’action du gel et du dégel. La verdure prend possession des crevasses, comme des buissons de chardons, en plein centre de la voie. À ce temps de l’année, leurs fruits plus que mûrs ne demandant pas mieux que de s’accrocher à tout ce qui passe.
Sous le soleil pâle d’automne, le gentil gazouillis des oiseaux qui restent tout l’hiver leur parvient par-dessus le bruit du roulement. Chaque fois, leur chant rend Montgomery mélancolique. Ils lui rappellent son passé en ville où jamais il n’en entendait. Ou n’y portait attention. Toutes ces mélodies ratées pendant tant d’années, surtout celles où il vécut en épave dans les ruelles à avoir faim et froid.
Pour l’amour de l’alcool et de la drogue, quel sacrifice n’aurait-il pas fait ?
Tout ce qu’il voulait alors, c’était mourir. Il n’en pouvait plus avec sa vie. Sa conscience pesait un tel poids qu’il étouffait dès qu’il émergeait de l’abrutissement. Une seule solution : y replonger, souhaitant ne jamais reprendre la route du retour… qu’il retrouvait toujours.
Belle s’ébroue, le sortant du fil de ses sombres pensées. Lentement, les kilomètres se sont effilochés et ils arrivent en vue de sa maison où deux molosses montent la garde autour de leur domaine. Aussitôt le harnais défait, Belle détale dans les sentiers à la recherche de ses copains de chasse. Montgomery sourit en la regardant disparaître dans les ramures puis s’active aux préparatifs de leur départ prochain. Il retrouve avec joie ses murs de planches couverts de peaux d’animaux tendues. Les bouquets d’herbes pendus aux poutres du plafond. Ses piles de livres à même le sol. Sa vaisselle propre mise à sécher avant de partir. Les mauvaises langues répandent qu’il vit dans le désordre, alors que c’est tout le contraire. Le bois de chauffage est bien cordé. Aucune miette ne traine sur la table et le petit comptoir.
Il se dit qu’il devra récolter du sapinage frais pour Angie et amener davantage de produits d’érable que l’an dernier. Cette année, Montgomery a un projet : séduire Nina. Pour ça, il devra passer chez le barbier, trouver des vêtements plus « décents » que les fourrures qui le tiennent au chaud et, luxe ultime, se procurer du savon. Avec du sucre d’érable, il s’assure d’obtenir tout ce qu’il veut. Cette douceur est devenue le nouvel or.
À chaque automne, le soir de la deuxième pleine lune de la saison marque le début du Marché Annuel qui est aussi l’occasion d’une dernière fête avant l’hiver. Les années chanceuses, le ciel dégagé encourage les braves à rester dehors plus longtemps. Ils s’attroupent autour des feux allumés ici et là pour éclairer les rues et pour faire le plein de vie sociale.
Parce qu’une fois le Marché fermé, finies les folies. Plus de feu, plus de fun.
Sauf pour Montgomery. Ça signifie le retour au calme, au fin fond de sa chère forêt où il vit à l’heure du soleil. Suivre les saisons lui suffit.
Cette année, il espère revenir le cœur en fête.
- Nina… Ô ma douce, penses-tu à moi comme j’pense à toi ? soupire l’ermite.
Son chargement solidement lié, Montgomery harnache Belle pour la longue route vers les Moulins-de-la-Chute pour un voyage qui dure presque trois jours où ils dormiront dans leurs caches habituelles.
Le dernier tronçon de leur trajet est fait sous le couvert des arbres. Côte-à-côte, silencieux, ils marchent d’un pas aussi régulier que le permettent les racines et branches. Le bruit des feuilles sèches qui craquent est une douce musique pour Montgomrey. Belle lui jette des coups d’œil de temps en temps.
- Ben oui, j’sais, avoue-t-il, on pourrait passer par ailleurs pour y aller, mais tu l’sais, vaut mieux qu’i’s t’voient pas. C’pas drôle. Si seulement i’s t’connaissaient.
Il passe une main bienveillante dans son encolure blanche et fournie. Belle halète, la langue pendante. Son regard enamouré fait sourire Montgomery. Comme il aimerait un tel regard d’une femme. Comme Nina.
Depuis quelques temps, il soupire pour de la compagnie féminine et jasante. Ses passages dans les communautés, au nom d’échanger des produits, se font plus fréquents. Plus pour le besoin de discuter que pour ramener des produits. Montgomery aimerait, dans ces moments, que les échanges s’allongent, mais rapidement, les gens retournent besogner, n’ayant rien à dire à ce commis-voyageur-forestier qui leur fait peur.
Le cœur de Montgomery augmente de fréquence quand il distingue les signes qu’ils arrivent aux abords de la communauté hôte du Marché. Il reconnaît la silhouette de ses moulins à farine. Ses mains deviennent moites à l’idée d’affronter la foule, surtout Nina, pour qui il a préparé un cadeau : un flacon d’eau de roses sauvages. Cette eau qui a la vertu de rafraîchir les traits fatigués et de donner une haleine agréable… à embrasser…
Des gens sont déjà arrivés. Il les entend jaser. Demain, davantage arriveront.
- Nous y v’là. Hein Belle ?
Elle ballotte sa queue lentement, dans l’attente du signe de reprendre la marche.
En soupirant, il prend la direction opposée et s’enfonce plus dans la forêt. Elle le suit sans comprendre sa morosité.
Le soir tombera sous peu. Il installe son campement spartiate. Rien ne presse. Il préfère la compagnie de Belle pour le moment. Il fera suffisamment de rencontres dans les prochains jours.
À son réveil, le bout du nez gelé, il entend, de son campement, les appels des gens vaquant aux installations.
Montgomery prend son temps. La tradition veut que les échanges débutent à la fin de la réunion des Patriarches, vers l’heure où le soleil est à son plus haut. Comme il ne monte pas de table pour montrer ses produits, préférant circuler avec son chariot et faire son approvisionnement au fil de sa promenade, rien ne presse.
Pour retarder le moment de la quitter, il discute avec Belle :
- Tu vas m’dire que j’ai juste à pas y aller ? T’as b’en raison. J’ai pas tant besoin d’eux autres, hein ? demande-t-il plus pour s’en convaincre que pour sonder l’opinion de la chienne.
Il caresse sa toison.
- Va falloir que tu m’attendes ici, ça va faire moins d’histoire.
Belle le regarde avec attention, les oreilles dressées pendant qu’il détache les sangles du harnais.
Montgomery est confiant qu’elle l’attendra sagement. Il « doit » avoir cette confiance qu’elle sera encore là à son retour, guettant sa venue. Cette relation est primordiale pour son équilibre, personne d’autre avant… sauf… non. Penser à autre chose. Pas maintenant.
Avant de s’atteler lui-même à son chariot, il s’attarde à revérifier ses marchandises : des pains de sucre d’érable, des petits flacons de sirop de bouleau[1], de l’ortie, du cèdre, sans oublier le thé des bois[2] et du Chaga, cultivé par ses soins sur les bouleaux blancs pour soulager les douleurs osseuses et musculaires. Il cherche ensuite dans son for intérieur pour se trouver des miettes de courage.
- Bon, j’y vais. Sois sage ma belle Belle.
Il répète :
Tu m’attends ici à l’abri. Là-bas, ils comprennent rien. Ils veulent même pas essayer pour voir. On leur a lavé l’cerveau. I‘est pas question d’créer d’problème.
Belle le regarde s’éloigner, sa queue ralentissant son battement jusqu’à arrêter et elle s’assit pour commencer l’attente. Quand son maître et ami disparait derrière un tournant, elle se couche, le nez entre les pattes, indifférente aux feuilles mortes et à la terre molle et humide qui collent à sa fourrure blanche.
Montgomery avance machinalement en se faisant des scénarios au sujet de Nina. Comment lui poser cette question qui lui brûle les lèvres ?
- Veux-tu venir vivre avec moi ? Mouais, un peu vite en affaire.
- Que dirais-tu de fuir c’tte foule d’ignares ? …pour vivre dans l’fin fond des bois…Un brin direct, pis elle le prendrait sûrement mal.
- J’ai une belle vie à t’offrir ! Ben oui, solitude, mais paix. Isol’ment, avec moi. Mon affection compte pour deux. Hein?
- Aimes-tu les animaux ? B’en voyons ! Elle est comme les autres. Elle doit en avoir peur.
- Veux-tu dev’nir ma conjointe ? C’est à peine si on s’connait…
En apercevant Montgomery, les enfants accoururent en cherchant son chien du regard, partagés entre la curiosité et la peur. Lui, les accueille en riant, charmé par leur innocence et les écoute raconter leurs histoires lancées pêle-mêle. D’eux, il se sent accepté. Les plus petits se bousculent pour tendre une menotte curieuse vers la douceur de ses vêtements de peaux. Des adultes se joignent à eux, les tolèrent quelques instants avant les chasser sous prétexte qu’il ne faut pas ennuyer l’ermite. « Il est pas habitué à votre boucan ».
Montgomery ne se rend plus compte qu’il pue encore la moufette. Depuis le temps qu’il en fait la rencontre, il s’est habitué à l’odeur qu’il croyait estompée, sauf qu’il a réactivée les particules tenaces en faisant un brin de toilette à la rivière pour être plus présentable. Son malaise monte d’une coche quand il entend :
- Parfum des forêts profondes, mon Montgomery ? Par chez nous, on s’dégotte du savon parfumé avec des fleurs.
Rires généralisés.
Montgomery regrette d’être venu.
L’activité du Marché lui donne toujours le tournis. Les gens criant leur marchandise, fruit du travail de la dernière année qui sert de monnaie pour acquérir ce qui manque. Comme, par exemple, la terre de Louis donne de superbes citrouilles. Jocelyne offre des services de coupe de cheveux et Angie s’occupe d’une partie des bobos. L’ultime produit de luxe, le savon végétal d’Angie et Hoa, accessible à qui veut y mettre le prix. Grâce aux graines de saponaire d’où est extraite la saponine, additionnée des huiles de fleurs odorantes, on obtient un savon décent. Hoa ajoute parfois du sable pour ses propriétés exfoliantes. Le processus exigeant de production et le fait que peu de gens le maîtrisent en font un produit coûteux à utiliser parcimonieusement. Sans dire que s’est installé une culture de la crasse, on a appris à endurer les odeurs de son prochain.
Montgomery participe aussi au marchandage, bien que la majorité de ses produits soit pour l’usage d’Angie. Ses besoins sont modestes. Avec ses produits d’érable et ses champignons séchés, il ne veut que deux poches de blé et une d’avoine. Il aurait bien pris du maïs, mais la communauté en a produit bien peu cette année pour mettre l’accent sur les pois et les haricots secs. Produits dont l’ermite en a encore une bonne quantité entreposée.
En soupirant, il tire son bagage à travers les étals à la recherche de Nina qu’il voit, aidant sa famille à installer leurs produits. Sa mère produit de l’huile de lin et son frère fabrique des cruches et des pots en terre cuite. Montgomery arrive à peine à la hauteur de leur table que le gros Guy de La-Vallée-du-Chesne se place entre lui et une Nina rougissante pour discuter.
Son attention est dérivée par un client qui le harangue en voyant les champignons :
- À ta dernière visite, t’as tenté d’m’empoisonner avec. J’me suis tordu toute une nuit à cause de douleurs infernales qui m’tourmentaient. J’pensais y rester. Ma famille m’a veillé pis pleuré jusqu’au matin. J’ai pas travaillé de la journée, j’me trainais comme une parturiente. J’en m’nais pas large, j’te dis.
- Ho ! Môssieur sort les beaux grands mots ! Parturiente ! Pfff ! Pauvre toé, si c’est pas dommage. Hahaha ! C’est si souffrant qu’ça accoucher ? C’est toé qui a les enfants chez vous ?
- Niaiseux, c’est une façon de parler. C’t’une image. Tu comprends juste les mots ?
Montgomery tenta de présenter son point de vue :
- Tuer mes… amis ! (Quel mot difficile à dire) Voyons donc !
Il n’eut pas le temps d’en dire plus. Un badaud sauta dans la discussion, pour moucher le chialeux, tout en tirant sur sa pipe.
- Mais t’es même pas mort ! T’es fait fort, t’sais, pour être capable de manger la cuisine de ta femme. Je pense b’en plus que c’est ça qui t’a rendu malade.
Ces mots détendent l’atmosphère. Montgomery lance une œillade reconnaissante vers son défenseur qui s’est déjà détourné vers ses affaires en riant.
Il cherche Nina du regard. Elle a disparue. Avec Guy ? Le cœur torturé, il vaque à ses courses.
Montgomery fait de bonnes affaires et récolte de nouvelles chaussures, de fil et des aiguilles. Il a même l’occasion de goûter quelques pâtisseries pour tester un nouveau mélange de farine. Son plus gros flacon de sirop de bouleau trouve facilement preneur contre du savon parfumé à la lavande. Il espére que Nina saura l’apprécier lors de la soirée de danse.
Une coupe de cheveux et un rasage plus tard, il est plus présentable pour lui plaire….
Ainsi qu’à d’autres.
Sur les traits de son visage dégagé, on peut lire un passé souffrant. Des femmes en mal d’aimer y voient une occasion de sauver une âme errante à la recherche d’affection, se disant qu’avec l’amour on peut tout, même ramener un itinérant dans une communauté. Surtout quand l’itinérant a de si beaux yeux.
C’est mal connaître Montgomery que de papillonner autour de lui et lui sortir toutes leurs ruses de séduction. Il demeure sourd à leurs roucoulades, préférant concentrer toutes ses chances sur Nina. Pour lui, aucune n’est plus belle, plus avenante.
Ses efforts sont visibles au point que des hommes le taquinent avec forces rires sur ses chances. Nina échange un regard avec lui, aussi timide que bref.
Décidément, le pauvre devenait leur tête de turc.
Devant sa mine gênée, Guy lui offre un verre d’alcool maison, soi-disant pour le détendre. Ne sachant refuser, il en respire l’odeur et se sent transporté dans ses souvenirs. Il revoit les dealers hypocrites qui lui offraient des comprimés d’oubli. Le pire de tous ces mécréants : Ben le bêta. Il se donnait des airs importants, mais il était de notoriété publique que l’alpha était son père, un monsieur Lecompte qui se plaisait à s’autoproclamer le Roi du quartier. Ils étaient impitoyables. À combien de magouilles Montgomery a-t-il dû participer pour rembourser ses dettes toujours renouvelées ? Il souvient des yeux effarouchés de cet adolescent qui gardait la caisse du dépanneur chinois au coin de la 18ème Rue et de la rue… il a oublié. Figé par la peur, le jeune homme a mis du temps avant de céder l’argent du tiroir-caisse. Ce regard poursuit toujours Montgomery, l’obligeant à aller s’approvisionner en alcool et recommencer. Sa soif d’engourdissement dépassait largement sa culpabilité.
Une tape dans le dos le ramène à la réalité. Nouveau coup d’œil au contenu du verre et, sans plus réfléchir, l’avale cul sec, levant la tête et le coude bien haut. L’alcool lui brûle le gosier. Il grimace. En ouvrant les yeux, son regard croise celui de Nina quelques mètres plus loin. Est-ce bien des larmes sur ses joues ? Pas le temps d’approfondir la question, déjà elle se retourne en baissant la tête. Il hésite à se lancer à ses trousses, paralysé par la peur. Que lui dirait-elle ? Que c’est impossible qu’il garde espoir ? Qu’elle n’avait pas de place dans sa vie pour un buveur ? Mais le gros Guy… Où est la différence ? Connaît-elle son passé tourmenté ? Que faire ? En s’excluant des communautés, se condamne-t-il à une vie de paria sans rédemption ?
Une seconde rasade apparaît dans sa main, aussitôt vidée. Déçu de tout, morose, il offre le cadeau pour Nina et son savon pour une pleine bouteille d’alcool et se retire dans un coin, à l’abri de sa charrette. Sentir la moufette est le cadet de ses soucis.
Le froid de la gelée matinale le réveille. Transi, il cherche à se relever. Étourdi, la nausée montante lui rappelle des bribes de la nuit passée et la honte le submerge. D’abord à quatre pattes, il se dirige à travers les autres épaves, avant de réussir à se lever, ramasser ce qui lui reste et fuir péniblement, ce lieu où il s’est perdu.
Il zigzague à travers les tables vidées qu’il distingue à peine. Il tire sa charrette qui accroche tout sur leur passage et le fait maugréer parce que le moindre coup résonne dans sa tête. Dans l’aube à peine naissante, il peine à voir où passer. Il perd plusieurs minutes à valser à droite et à gauche avant que le soleil ne se décide à se lever et lui permette de finalement trouver la route en direction de Belle.
À moins qu’elle ne fasse comme Nina et le laisse tomber. Tant qu’à faire !
Belle est bien là et se lève à son approche. Elle frétille, puis ralentit son ardeur jusqu’à arrêter devant l’état lamentable de son maître. Inquiète, elle n’ose s’en approcher. Tête basse, regard au sol, elle attend. Jamais elle n’a vu Montgomery dans cet état. Lui, toujours calme, d’humeur égale à part quelques spleens …
Le tonnerre gronde au loin.
De peine et de misère, il avance vers son chien, se coinçant dans les moindres trous et branches que la Nature avait pris plaisir à semer sur son trajet exprès pour se payer sa tête, avant de se rendre compte qu’il aurait dû laisser son chariot en dehors de la forêt. Il siffle Belle qui accepte docilement de le rejoindre et, patiemment, se laisse atteler même si les doigts débiles de l’ermite lui tirent des poils ou les coincent dans les sangles. Elle ose à peine réagir, même devant les coups de tonnerre qui se rapprochent et se font de plus en plus menaçants.
Montgomery commence à émerger de sa brume pour se rendre compte à son tour que l’air s’alourdit et que le vent tourne et se fait plus violent. Beau retour en vue ! En parfait accord avec son humeur. Aurait-il changé ses plans de retour s’il avait vu plus tôt le ciel chargé de nuages sombres et inquiétants ? Probablement pas. Il n’avait plus rien à faire en ces lieux. Si les choses avec Nina avaient pris une autre tournure …
Cette froide pluie, pendant deux jours, avec une gueule de bois et la rage au cœur contre sa faiblesse, Montgomery rabat son capuchon profond.
Deux jours de marche et de jongleries… Nina ne le regardera plus. Il a perdu tout son crédit. À qui en vouloir ? À Matt qui fabrique cet alcool qui sent si bon ? À Guy qui lui en a offert ? À lui parce qu’il n’a pas su résister ? À Nina qui n’a pas compris ?
À cette minute, il aurait bien besoin d’amis. D’avoir l’impression, pour une fois, de faire partie d’une communauté lui aussi.
De rire, même si la blague est ratée.
De recevoir une tape amicale dans le dos.
D’être regardé dans les yeux.
D’être compris.
D’être lui…
Qui est-il finalement ?
Un peureux.
Un lâche.
Un incapable.
Incapable de vivre avec les menteurs et leurs dissimulations. Leurs belles façades lui puent au nez. Il les détecte. Pourtant n’est-il pas un expert lui-même en cachotterie ? Leurs regards, leurs beaux mots, il les connaît, il les manipule aussi depuis longtemps. Depuis … avant.
Nina n’est pas le premier bonheur à lui échapper. Lors d’une autre journée, d’une autre excursion, la fatalité lui a dérobé son premier amour qui avait glissée dans une crevasse profonde. Les secours ont mis trop de temps à arriver. Le réveillon battait son plein. Les secouristes, même ceux de garde, avaient fêté fort, les imprudents, et n’avaient pas toutes leurs facultés pour ce sauvetage. Le bonheur de Montgomery, inconscient, avait succombé à l’hypothermie.
Comment Montgomery aurait-il pu la sauver, sans corde, sans lumière, sans courage. Quand elle a cessé de répondre à ses appels paniqués, il aurait voulu la rejoindre pour la garder au chaud ! Sans notion de la profondeur de sa prison, jumelé au risque de se blesser à son tour, il gémissait son nom en pleurant. Des amis ont bien tenté de l’aider, mais, sans civière pour la remonter, ils risquaient de causer plus de dommages. Force fut d’attendre que les sauveteurs à peine dégrisés se pointent.
L’hôpital ne peut que constater son décès. Le diagnostic : deux fractures du crâne et de multiples engelures. Elle aurait probablement eu des séquelles irréversibles.
Peut-être pas !
C’est ce qui le rongeait. Des miraculés, l’Histoire en a relevé plus d’un. Pourquoi pas pour lui et sauver celle qu’il aime…
Ses sermons lui disaient :
Quel crétin que d’aller skier par un si grand froid.
Sur une piste sauvage.
Un 24 décembre…
Le soir !
Se le pardonnerait-il un jour ?
À date, non.
La culpabilité l’envahit et il la laissa le traiter de tous les noms. Lui qui n’avait jamais bu, tellement il s’enivrait d’amour, il franchit un cap où l’alcool et les drogues l’étouffaient. Il vécut un enfer parsemé d’horribles cauchemars où il revivait sans fin la tragédie, n’ayant d’autres solutions que de la noyer davantage, se laissant aspirer par des gouffres aux profondeurs abyssales.
Il perdit sa famille et son travail. Sa maison devint la rue. Ses amis le fuirent. Sa vie devint une spirale descendante, jusqu’au grand bouleversement des épidémies. Certain d’être parmi les innombrables victimes, il eut un sursaut de sentimentalité et retourna voir ses parents. Il arriva trop tard pour voir son père et sa mère agonisait, seule. Il s’installa chez elle.
Il la veilla jusqu’à la fin. Elle soufflait péniblement, en râlant, la bouche ouverte, les joues tellement décharnées par les maladies qui égrenaient sa vie, qu’on aurait cru qu’elle était édentée. Elle qui était si joufflue, toujours souriante. Son corps si rond et plein de vie, jadis, laissait maintenant les draps si plats. Pendant ses heures de veille, il rêvait d’entendre ce rire de sa mère lors d’une bonne blague où s’ajoutait une forme de râle de gorge profonde quand elle était salace. Ou de l’entendre chanter sur tout et rien, ses petites joies, ses grands malheurs. Il revoyait ses yeux si fiers des accomplissements de son fils unique… maintenant si vides, si mats à travers les paupières entrouvertes
Plusieurs fois, il avait eu un sursaut d’espoir quand elle bougeait, péniblement, le cherchait du regard, tentait de lui sourire. Au début, elle disait quelques mots de sa joie de le revoir, puis ses paroles muèrent en n’importe quoi jusqu’au silence annonciateur de la fin toute proche.
Par amour filial, il suppliait le ciel d’abréger leurs souffrances respectives tout en désirant que le moment tarde, évitant de penser à comment il vivrait, à nouveau seul.
Inexorablement, la fin maudite vint. Montgomery avait été sobre pendant ces huit jours où il veilla sa mère.
Il quitta l’appartement, laissant son corps dans son lit, en guise de sépulture. En mettant le pied dehors, une vue désolante l’attendait. La panique avait cédé à la méfiance. Les rares passants couraient plus qu’ils ne marchaient. Au nom de la survie, l’homme redevenait sauvage. Des carcasses borgnes d’autos étaient stationnées le long des rues bordées d’immeubles commerciaux tout aussi aveugles. Les monceaux de verres brisés jonchaient le bitume et les trottoirs. Les étagères des boutiques avaient été vidées avec précipitation. Des corps, des tas de corps, morts de maladies ou écrabouillés dans les émeutes offraient un festin aux animaux rapaces qui commençaient à affluer.
La soif le reprit.
Les pilleurs avaient raflé tout l’alcool possible. La mort les a surpris avant d’avoir tout écoulé. Montgomery se fit un devoir de s’en charger pour eux. Il prit une cuite qui dura « il ne sait combien de temps », perdant la notion des jours et des nuits jusqu’à voir le fond de toute sa récolte.
Cette fois, ce fut sa dernière.
Jusqu’à hier.
Quand il réalisa que la maladie ne voulait pas de lui, qu’il survivait dans un monde nouveau, il se joignit à d’autres comme lui. Avant que les moyens de communication ne tombent pour de bon, de rares nouvelles rapportaient qu’il y avait des survivants un peu partout sur la planète, mais les contacts cessèrent avant d’apprendre leur état. Tout ce qui se sut, c’est que les gens se groupaient soit par géographie, soit par affinités. Comme les autochtones qui purent enfin retourner à leur propre mode de vie.
Montgomery, originaire du quartier Saint-Pascal de Québec, se rallia aux survivants de son coin. Suite à une mésentente sur leur fonctionnement, il traversa sur la Rive-Sud pour joindre la communauté de Robbie. Juste avant les désaccords majeurs qui allaient l’expédier dans les bois, comme bannir la viande et les animaux. Aller vers un autre regroupement ? Où il y a de l’homme, il y a de l’hommerie. Il laisserait un problème pour en récolter un autre, avec la même issue. Grâce à l’enseignement d’Angie, il se prépara une vie à lui, dans la forêt. Il ne s’en voulut qu’un peu de la placer dans une situation délicate de complicité malgré elle.
Serrant des poings devant l’aveuglement qui règne toujours, Montgomery revient à sa réalité. Sous la pluie fine et froide, dans l’air gris, il caresse l’échine poilue de Belle qui lui lance un regard reconnaissant de se souvenir de sa présence. Il réalise à ce moment que ses joues, pourtant protégées de la pluie au fond de son capuchon, sont mouillées. Il pleure. Il goûte le sel de ses larmes. Étrangement, il est heureux de se rendre compte que son cœur, en souffrant, démontre qu’il est bien vivant.
Curieusement allégé, il se
redresse et affirme son pas. Belle le sent, relève la tête et ballotte
mollement la queue de contentement. Peu importe maintenant la pluie, ils
retournent à la maison.
[1]Récolté au printemps, d’un abord sucré, il dégage une saveur de mélasse, de vinaigre balsamique et une légère amertume. Il est à utiliser avec parcimonie vue son goût concentré et son coût élevé (120 litres d’eau pour 1 litre de sirop). Il est riche en oligo-éléments et possède des propriétés approchant celle de l’aspirine.
[2] au goût de menthe particulier, le thé des bois a une action voisine de l’aspirine lorsque consommée en fortes doses.