Freddy et Benjamin

L’après-midi tire à sa fin. Marceau et Hoa sont accueillis modestement quand ils arrivent à Grand-Plateau. Les jumeaux, Pierre et Louis sont heureux de les retrouver, mais réclament Angie. Hoa sourit tristement et bifurque vers la maison pour s’y installer avec son amoureux. Un jour, elle aussi a soupiré pour sa mère, Candy, mais ne l’a jamais revue. Elle leur souhaite de ne pas vivre cette même douleur de l’abandon.

  • Elle viendra p’t-être plus tard, réplique leur père sans les regarder avant de se diriger vers chez Tiago, ses fils sur les talons.

Comme il atteint la porte de son ami, Tiago en sort, la mine sombre.

  • Qu’est qu’y a? lui demande-t-il.
  • Réunion extraordinaire du Conseil. J’t’invite. Faut prendre une grosse décision. C’est Freddy.

Une masse de plomb alourdit l’estomac de Marceau : un élagage. Il croyait en avoir fini de cette mort programmée.

Il avait eu vent des malheurs de Freddy. Diabétique, il avait glissé au lendemain d’un verglas et s’était embroché un mollet sur un fragment de bois pris solidement dans la glace. Sa blessure ne guérissait pas et empirait même au point de l’entraver sérieusement lors d’une simple marche. Empathique, Marceau ne peut laisser ses amis dans cette épreuve et emboîte le pas à Tiago.

La salle du Conseil de Grand-Plateau est bien modeste. Le patriarche a choisi l’édifice d’un restaurant de la place. Quand Marceau et Tiago entrent, les Anciens déjà arrivés se taisent. Le malaise est palpable.

En regardant par terre, Tiago se dirige vers sa place, à une extrémité de la salle, d’où il voit tout le monde. Il reste debout et invite tout le monde à s’asseoir après avoir signifié à Freddy de prendre place sur un fauteuil à l’écart du groupe, comme un accusé devant le tribunal.

S’éclaircissant la voix, il entame en essayant de ne pas réfléchir:Le Code de Lois stipule à l’Article 32 :

  • «Pour faciliter la survie de la Communauté, chacun a le devoir de participer aux corvées. Dans l’impossibilité d’accomplir les tâches nécessaires et ce, pour une durée non-déterminable, autant passée que future, désobligeant ainsi les futures mères et les allaitantes, le Conseil se réserve le droit d’élaguer la personne qui se voit dans l’impossibilité de remplir son devoir

Marceau lève les yeux de ses mains vers Freddy qui a les joues baignées de larmes, pendant que Tiago garde un silence de circonstance avant d’ajouter :

  • Freddy, on est désolés. Le Code de Lois l’exige. On n’a rien contre toi, c’est pour le bien d’la communauté…-

La chaise de Freddy tombe à la renverse quand il se lève, les mains jointes, oubliant la douleur de sa jambe :

  • Vous pouvez pas faire ça! Pas après tout ce que j’ai fait. J’suis comme vous aut’. Vous m’avez vu travailler aussi fort que tout’ vous aut’. Sans m’plaindre. J’suis pas fou, j’sais qu’ça a grugé ma santé. Faut m’laisser plus de temps pour me r’mettre. Que’ques semaines de vacances, vous allez voir. J’ va être là aux prochaines récoltes.

Tiago prend un grand respire :

  • Freddy, tu sais qu’ta santé ira pas mieux. C’est la faute au diabète. On l’sait qu’ tu veux faire plus, mais ton corps est p’us capable. Ta blessure à la jambe s’améliore pas. On n’y peut rien. 

On est désolé.

  • J’peux… j’peux… siéger au Conseil, garder les enfants, battre le lin,…
  • Le Conseil a b’en en masse d’Anciens. Les plus jeunes sont gardés par les enfants plus vieux. Pis battre le lin… s’fait mieux d’bout ! 

Freddy, on n’y peut rien.

  • Si j’intente une demande au Grand Conseil? J’veux un délai! J’suis pas prêt !

Les plaidoyers de ce genre, il y en a à chaque annonce d’élagage. C’est toujours un moment difficile que d’assister à cette scène où le noyé cherche son souffle sans qu’on puisse rien n’y faire parce qu’on ne sait pas nager plus que lui.

  • Freddy, tu sais que t’es déjà en sursis depuis plusieurs mois.
  • C’est pour quand ?
  • Le Code de Lois prévoit sur-le-champ. On t’donne jusqu’à d’main matin.
  • Trop d’bonté, rit amèrement Freddy. 
  • Viens m’trouver ici aux premières heures du jour. Seul.

Les autres membres du Conseil quittent, soulagés que leur implication s’arrête à la prise de décision et de laisser le reste au patriarche. Trancher sur le droit de vie et de mort d’une tierce personne est une tâche lourde à porter. Quand la personne visée dépasse un certain âge, c’est un peu plus facile, mais se prendre pour Dieu et décider de la mort d’autrui, avec pour seul motif d’accusation son incapacité à respecter un Code de lois morales, reste un acte douloureux et laisse un arrière-goût amer. Un jour, leur tour viendra et ils se verront obligés de passer par la même voie, mais personne ne veut y penser trop  tôt.

À moins de se mobiliser et demander un amendement ou son abolition.

Changer un texte de loi nécessite du temps et un courage que peu ont. Le risque de se faire traiter de révolutionnaire et d’être banni suffit à calmer ceux qui y songent. Le bannissement signifie l’errance, avec une survie plus difficile que celle déjà connue. Voyager sans certitude que des regroupements, ailleurs, accepteraient des dissidents refroidit les envies.

Freddy sort de la salle du Conseil, la tête basse, essayant de ne pas traîner sa jambe malade.

Marceau suit les Anciens. Tiago reste seul, prostré à son pupitre, les yeux dans le vague.

Une fois dehors, Marceau se surprend à chercher Mona qui n’aurait pas manqué de venir aux nouvelles plus que pour partager la douleur du moment… Si elle était toujours de ce monde. Prenant un grand respire de soulagement, il marche le long de la rue principale pour essayer de penser à autre chose. 

L’ex-patriarche fait partie de ceux qui connaissent la procédure. Comme aucun élagué n’est jamais revenu de la «cérémonie», le mystère sur ce qui les attend demeure complet pour les non-initiés à la procédure qui élaborent différentes possibilités :

  • Les Inuits s’assoyaient sur la banquise attendant une fissure pour que leur radeau de glace les mène vers leur «paradis». 
  • Ouais, mais on a pas ça des grandes glaces.
  • Peut-être que la procédure est d’errer en forêt jusqu’à être attaqué par des bêtes féroces ou mourir de soif et de faim.
  • B’en oui, comment on force quelqu’un à s’enfoncer dans le bois ?
  • Ils sont p’t-être tués à bout portant.
  • Pf ! Avec quoi ? On entend pas d’coup d’fusil ces matins-là. 
  • À moins d’leur faire boire une potion empoisonnée.
  • Ah, là, p’t-être.

L’angoisse de la fin de la vie connue jusqu’alors vers un ailleurs inconnu faisait dire aux plus jeunes qu’ils refuseraient et trouveraient bien un moyen de s’en sauver. Que peut-être un jour  la vie redeviendra plus facile et qu’on pourra supporter les vieux et les malades.

Veuf à cause du Grand Bouleversement, Freddy se dirige illico chez son ami de toujours : Benjamin.

Juste à lui voir la face, son ami devine que c’était très sérieux, cette demande de paraître au Conseil, se doutant de la raison, il refuse d’anticiper. Avalant sa salive, il essaie de blaguer :

  • As-tu croisé un mort ?
  • Moi,  non. Toi, oui, répond Freddy.
  • Hein ?
  • Peux-tu être plus clair ? J’ai peur de trop comprendre, chevrote Benjamin.
  • Comment dire… 

La voix de Freddy se brise comme une vague sur les écueils. Benjamin comprend. Les deux gorges sont nouées. Comme si tout à coup leurs amygdales devenaient grosses comme des œufs d’autruche, les forçant au silence. Ils évitent de se regarder, au risque de laisser ouvrir les écluses.

Benjamin, ne sachant vivre ses émotions qu’en les couvrant par l’action, se lève comme un ressort et marche de long en large, le temps de trouver le courage de dire, la voix voilée par sa douleur :

  • B’en mon vieux, on t’organise un au-revoir digne de la longévité d’notre amitié.

Il sort par la porte arrière, droit comme un piquet, pour laisser un peu d’intimité à son ami qui, les épaules rondes, succombe aux sanglots qui l’étranglent.

Sur le seuil, Benjamin renifle un bon coup et essuie ses larmes de colère : celle de ne pouvoir mieux se contenir et celle de devoir vivre une pareille épreuve. «C’est inhumain de faire ça. I’ demande pas tant qu’ça, mon Freddy. J’aurais continué d’veiller sur lui comme j’ l’ai toujours fait. Ça, tout l’monde le sait. %?&$ » de Code de Lois. Qu’est-ce que j’vais dev’nir sans Freddy ?»

Son cher ami a besoin de lui, une fois encore, la dernière. Il ne fallait pas y faire défaut. Il lui préparera un dernier souper qui doit être impeccable.

Benjamin sent monter la révolte. Si les deux fuyaient? Sûrement qu’ils sauraient se débrouiller, puisqu’ils ont participé à la mise sur pied de toutes les communautés. Ils trouveraient bien un patelin délaissé, pas trop loin. Il y a tellement de villages vides maintenant au Québec. C’est un peu tôt en saison pour les cultures, mais ils dénicheraient bien des trucs sauvages et de la viande. De la viande… 

Oui, c’est ça. Fuir, l’exil. C’est la solution pour rester ensemble, pour que Freddy puisse vivre jusqu’à sa mort naturelle. Ils seraient tous les deux, juste tous les deux…

Pendant quelques années… ou seulement quelques mois… Vu la santé de Freddy… Si c’est Benjamin qui mourait le premier, comment survivrait son ami ? 

Sinon, que faire d’autres pour braver la décision ? Manifester leur désaccord ? Déranger ?

Les faire baver avec le fumet d’un bon ragoût de gibier ! Qu’ils viennent donc les en empêcher ! Ils leur ont déjà assez fait de mal. Qu’ils osent entraver le dernier souper d’un condamné ! L’accueil promettait d’être mémorable.

Benjamin prend la direction d’une remise abandonnée, cachette des prises illégales d’un certain quelqu’un incognito, mais connu de tous, de la communauté de Grand-Plateau. Tournant en rond dans les parages afin de s’assurer que personne ne le voit, il s’approche en douce, le coeur battant. La porte grince sur ses gonds. Une odeur douçâtre règne dans la pénombre. Les fenêtres sont couvertes de planches pour éviter que le contenu soit visible de l’extérieur. Quand ses yeux s’habituent au peu de lumière, Benjamin regarde autour de lui. Sur les poutres du toit, des bouquets d’herbes pendent, la tête en bas. Sur l’établi qui court le long du mur du fond, des bols sales sont empilés à côté de couteaux de différentes longueurs.

Ce que cherche le voleur est bien sagement accroché de chaque côté de la fenêtre. Trois lièvres et deux perdrix.


Marceau a les bleus. Ses derniers jours l’abattent : Angie, le sermon de Robbie suite à sa démission, cet élagage… Tiago n’est toujours pas de retour pour le distraire et les jumeaux sont avec leurs amis. Seul, debout à la fenêtre, il voit passer Benjamin avec une besace bien ronde. Il hésite un tiers de seconde avant de sortir se joindre à lui.

En passant devant la maison de Freddy, ils voient qu’il est rentré. Benjamin frappe un coup à la porte et, comme à son habitude, entre.  Freddy se berce dans la chaise de sa défunte Isabelle, les yeux dans le vague. Benjamin l’invite à les suivre pour préparer le repas. Freddy lui dit qu’il termine ses adieux à Isabelle et les rejoindra ensuite.

Benjamin montre son savoir-faire à Marceau qui est un élève attentif. Le civet promet d’être un délice. Bientôt, une agréable odeur se répand. Le vent la propage dans le voisinage, ramenant deux voisins, Seb et Guillaume, alias Le gros Guy, qui se joignent à eux pour passer quelques-unes des dernières heures de Freddy. 

Pendant l’apéritif, ensemble, ces «vieux» tombent dans leurs souvenirs. Venant de villages différents, ils se remémorent comment ils ont vécu le Grand Bouleversement, les gens perdus en cours de route. Le sujet du Code de Lois est judicieusement évité.

Freddy n’a aucune envie de parler de quoi que ce soit. Sa langue, épaissie par l’angoisse de son dernier matin à venir, colle à son palais. Quand le gros Guy mentionne que la première personne qu’il a perdue s’appelait Lisabelle, Freddy veut parler de son Isabelle, de la faire vivre une dernière fois avant qu’elle éteigne pour de bon. Le gros Guy, heureux de le voir enfin sourire, se tait.

  • La mienne, mon Isabelle, quand j’l’ai vue la première fois, c’était dans la file au cinéma. En arrière de nous autres. Hein, Ben ?
  • Oui, Freddy, c’est vrai, dit en souriant Benjamin et opinant de la tête.
  • T’as éternué. T’sais comment t’éternues fort, hein ? ajoute Freddy à l’adresse de son copain. Dans l’élan, tu ‘ui as marché sur les pieds. Pis comme elle était en sandales, toi pis tes grosses bottines, tu ‘ui as écrasé les orteils d’aplomb. Hein, t’en souviens-tu ?
  • Oui.
  • Je l’ai sout’nue parce qu’elle avait tellement mal, qu’elle se d’mandait comment elle réussirait à marcher. On s’est assis ensemble, dans la même rangée d’bancs. À un moment donné, je lui ai pris la main. On ne s’est plus jamais quittés.

Benjamin sourit et hoche de la tête en regardant par terre, comme si les images se déroulaient sur le plancher. Les images d’une histoire différente. 

La santé de Freddy en faisait un sujet fragile aux allergies. La salle de cinéma étant en rénovation lors de cette soirée. Ils refaisaient la céramique du plancher du vestibule. La poussière chatouillait les narines de Freddy. C’est lui qui éternuait, encore et encore. C’est donc à cause de lui que Benjamin marcha sur les pieds d’Isabelle parce qu’il l’avait bousculé dans son enième éternuement. 

Freddy avait laissé à son ami le soin de consoler la jeune fille pendant qu’il allait à la salle de bain pour se moucher un bon coup et se laver les mains. Il avala un cachet d’antihistaminique pour pouvoir écouter le film sans se faire huer. Sauf que le médicament le fit dormir dès la seconde moitié du visionnement et c’est à Benjamin qu’Isabelle prit la main en souriant.

À la fin du film, Isabelle et son amie avaient invité les gars pour un café. Freddy fut tellement entreprenant auprès d’elle, que Benjamin, par compassion, lui laissa une chance. Le pauvre avait essuyé bien des refus dans le passé alors que son ami était, plus souvent qu’à son tour, le plus populaire des deux. Isabelle faisait bien des œillades à Benjamin, mais il restait de marbre. En apparence. Elle plaisait à Benjamin, mais Freddy aussi avait droit à une chance au bonheur. Les quatre convinrent d’une autre sortie et échangèrent leur numéro de téléphone. 

À cette seconde sortie, seuls Freddy et Isabelle furent présents. Les deux autres leur posèrent un lapin. Quelle coïncidence… Isabelle fit contre mauvaise fortune, bon cœur et Freddy eut une chance de mieux se faire connaître. C’est à partir de ce jour-là, ils ne se quittèrent plus.

Jusqu’aux épidémies.

Toujours en souriant, Benjamin se lève, met sa chaudronnée de civet sur la table pour que chacun puisse se servir. Pour l’occasion, Freddy se réconcilie avec son reste de vie et en profite pour savourer le plat mitonné par son ami. Il se délecte, se sert et se ressert. Plus par gourmandise que par appétit. Peu importe que son estomac éclate.

  • Mon Ben, tu mérites une médaille d’or pour ton souper, mais tu pourrais pas la montrer vu qu’c’est pour d’la viande !

Les cinq hommes éclatent à l’unisson du rire gras d’invités repus par un banquet arrosé de cidre vieilli à point. Freddy ajoute, avec un sourire malicieux :

  • J’en ai une pour toi, une médaille. Mais c’est une médaille de bronze, pour une troisième place. Tu pourras la prendre dans mes affaires. J’l’ai gagné à la course. Si t’avais été meilleur, c’est p’t-être toi qui l’aurais eu.
  • Merci Freddy, c’est ben bon d’ta part. J’vais la garder en souvenir.

Le ton un peu froid de Benjamin met les invités mal à l’aise.

Freddy entreprend de raconter aux invités comment il a obtenu cettetroisième place.

  • Saviez-vous qu’on vient tous les deux du même village ? On était voisin. On fréquentait la même école. Une p’tite école qui réunissait d’autres villages des alentours. Même avec les autres, on se r’trouvait à plusieurs niveaux dans une même classe de vingt élèves. Au secondaire, c’était pire. Les classes rapetissaient parce qu’i’ y en a qui décrochaient où allaient pensionnaires dans d’autres écoles plus loin pour suivre des cours plus poussés avec des options qu’on n’a pas connues.

Toujours est-il qu’on était quatre gars pour six filles du même âge qui suivaient les mêmes cours, même la cuisine et la menuiserie ! Comment vous pensez que Ben a appris à si b’en cuisiner ? 

D’ailleurs, vous savez qu’il est jamais pressé ? Il a toujours une grosse heure en avant de lui !

Voyant que l’assistance ne saisit pas, il mime un ventre bien rond et reformule :

Une grosse heure, une grosseur… Hahaha ! Il a toujours été b’en en chair. Hein mon Benjamin ?

Benjamin sourit et opine. C’est vrai qu’il a toujours paru costaud à côté d’un Freddy maigrichon, parce que souvent agressé par la maladie.

C’était facile d’être premier de classe. Ou dernier. Ça dépendait des matières. J’étais souvent en tête. Pas Ben. Pauvre toi. J’aurais voulu que t’aies des chances aussi, mais j’pouvais pas tricher pis t’donner les réponses. Si on s’était fait pogner, on récoltait un zéro, officiel!

En éducation physique, c’était pareil. À la course, j’ ralentissais pour te laisser des chances de passer d’vant, mais t’en v’nais pas à bout. T’arrivais quatrième, dernier. J’me souviens d’la fois des Olympiades , t’avais plus d’souffle. J’ai eu beau ralentir et ralentir, j’marchais, mais tu réussissais pas à m’dépasser! J’en r’venais pas d’ta lenteur. À un moment donné, j’ai pas eu le choix. J’ai foncé et j’ai eu la troisième place, pour la médaille de bronze. La seule que j’aie jamais gagnée.

Après la course, les filles me sautaient au cou. J’suis devenue leur coqueluche. Pauvre Ben, c’était pas ta force, la course.

Benjamin se lève pour débarrasser la table et masquer à quel point sa pique l’atteint plus qu’il ne l’admet. Ce souvenir a un goût d’amertume. 

La vérité est tellement différente. C’est lui qui a laissé une chance à Freddy de gagner au moins une fois. Il a ralenti volontairement pour le laisser arriver en troisième et lui, en dernier. Freddy ne gagnait jamais rien aux épreuves physiques. Académiquement, son taux d’absentéisme nuisait à ses apprentissages. Benjamin réussissait les questions d’examens, laissait ses copies visibles pour Freddy et ensuite, changeait sciemment des réponses pour laisser à son ami quelques victoires et enrayer le risque d’accusation de plagiat. Freddy ne lui a jamais demandé comment se faisait-il que s’il copiait ses réponses, les résultats de Benjamin étaient inférieurs aux siens.

Benjamin s’est occupé de son ami depuis le début de leur amitié. Voir si peu de reconnaissance pour tout ce qu’il a pu accomplir le mine. Freddy a bien dû se rendre compte de quelque chose pendant toutes ces années !

Cette soirée est celle de Freddy, pas un règlement de compte…

  • Te souviens-tu, Ben, quand on s’est parti une business ? On était tous ‘es deux sans travail. Mon cours d’électricité m’avait permis de travailler un peu. Benjamin était meilleur dans ‘vente. On s’est dit qu’on pourrait ouvrir une p’tite shop, hein Ben ?

Benjamin essaie de sourire à cette période pénible, pendant que Freddy s’adresse aux autres convives :

En bus’ness, ça prend un vendeur. C’était Ben. Pis un bon, à part de ça. Moi, j’réparais les moteurs électriques qu’i’ m’amenait. Pour ça, pas d’ soin, i’ en rentrait. J’en réparais le jour, le soir, la fin d’semaine, en atelier, sur place.

C’était la partie facile, comme la facturation. Ça allait b‘en, même très bien. On a investi dans des beaux bureaux, un beau camion, des outils, une secrétaire, des cartes d’affaires. On était au top. Hein, mon Ben ?

Toujours Benjamin sourit et opine.

Mais c’pauv’ Ben avait pas d’cours d’administration. Ben avait aucune idée par quel bout commencer, mais on s’est lancé pareil. Ça a duré deux ans. Les premiers six mois ont été les meilleurs. Le reste a été pénible : dettes, pap’rasses, retards de paiement de r’mises aux gouvernements, les taxes, les assurances. On s’est jamais autant obstiné tous ‘es deux. 

Les gens étaient contents des réparations, nous r’commandaient partout. Si y avait pas eu la pap’rasse, on avait un avenir pavé d’or, dit Freddy en balayant l’air de sa main pour illustrer une route longue devant lui.

Qu’est-ce que vous voulez, un vendeur peut faire un mauvais administrateur, moi, j’pouvais pas tout faire ! J’aurais pas dormi. 

Avec un trémolo dans la voix, Freddy ajoute :

Tout c’ que j’ voulais, c’était d’avoir mon ami avec moi, mon meilleur, parce que, moi, par-dessus tout, par-dessus les dettes, pis les lettres du gouvernement qu’on comprenait pas, pis le risque de tout perdre, ce que j’voulais, c’était de travailler avec lui…

Un ange passe pendant que Freddy jette un regard humide vers Benjamin qui ferme les yeux sur son émotion.

Coûte que coûte.

Je r’grette pas une miette d’avoir essayé c’t’aventure-là avec toi, Ben. Je r’commencerais drette-là.

Les invités, gênés témoins d’une telle révélation, regardent par terre. Benjamin se sent tout à coup  mesquin d’avoir eu ses pensées. Les yeux dans l’eau, il se racle la gorge bruyamment, se lève pour dissiper le voile qui assombrit une réunion qui se voulait joyeuse. Il va fermer une fenêtre pour éviter de laisser entrer des moustiques et retourne s’asseoir.

  • Bonne idée que de fermer les fenêtres. C’est ben déplaisant de se faire réveiller par un maringouin qui vous rentre dans le nez, dit Le gros Guy pour détendre l’atmosphère.
  • Même si pas encore la saison, ajoute Freddy pour démontrer son savoir.

Rigolade générale. Freddy reprend son discours :

Chez nous, j’ai encore que’ques moustiquaires en bon état. C’est pour ça que j’ai choisi c’te maison-là. La meilleure. Des bonnes portes, des fenêtres étanches, pas de vitres cassées. Mon toit est bon pour encore que’ques années.

Pauvre Benjamin, ton toit va être à refaire dans pas long. Tu pourrais t’installer chez nous. Après… Si t’as pas peur des fantômes.

T’sais qu’elle est facile à chauffer. Elle est b’en isolée, j’ai un bon poêle à bois. Toi, t’as un foyer. Y’a d’la perte de chaleur, mais c’est plus beau. Sauf que la beauté, ça tient pas chaud…

Pis elle est clôturée, pas de voisins trop proches. C’t’une bénédiction quand t’as envie de lâcher un pet gras. T’offusques personne.

Les camarades approuvent.

J’comprends pas pourquoi tu l’as laissée passer celle-là. Si c’est pas la meilleure, e’e s’classe dans les top cinq du palmarès. E’e est juste d’une bonne grandeur. Plus petite, tu peux rien faire, trop grande, e’e est froide en hiver. Tu l’as pourtant vu quand on s’est installée. J’ai jamais saisi c’que tu voyais d’mieux dans celle-là.

Lui comme les autres invités regardent autour d’eux. 

La maison est plus que décente. C’est vrai que, pour un homme seul, elle est grande. Bien des portes restent fermées tout l’hiver. Et comme tout le monde souhaite cultiver son propre potager et son intimité, chacun a sa propre maison. De toutes sortes de grandeurs.

Remarque que j’suis content que t’aies levé l’nez d’ssus. J’ai pu la prendre.

Benjamin sourit. Il devra vivre seul avec ses secrets. Tout ce qu’il a fait, c’était d’abord et avant tout pour son ami et il l’a fait avec joie. C’est ce qu’il doit se souvenir. Toujours et sans aucun regret. La sentimentalité devient lourde. Un premier invité se lève, imité par les autres :

  • Bon, c’est pas qu’on s’ennuie, mais la noirceur arrive, faut partir avant.

Leur hôte dit doucement :

  • Freddy…

Nul besoin de davantage pour que Freddy remette sa casquette sur la patère et retourne s’asseoir.

Les autres quittent et le silence tombe.

Quand le manteau de la nuit est bien installé, à la lueur rougeoyante de la braise du foyer, la pudeur des deux hommes est en sécurité.

  • Benjamin ?
  • Oui, Freddy.
  • Pourquoi t’as rien dit ?
  • Sur quoi ?
  • Tout c’que j’ai conté, y’en n’a pas la moitié d’ vrai.
  • T’sais, je t’ voyais effacer tes réponses pis les changer. J’aurais jamais pu aller aussi loin. C’est à toi que j’le dois. Jamais j’aurais pu faire d’études en électricité. Pis Isabelle, comment j’aurais pu avoir une chance avec elle si t’étais venu à notre première “date” ? Tu les faisais toutes tomber. Pourtant, t’es pas si beau !
  • Jaloux, répondit Benjamin avec un doux rire, avec une pointe de regret que son ami sache ce qu’il a fait.

Freddy l’accompagne avec un rire plus soutenu.

  • Te souviens-tu des jumelles Potvin ? Amélie pis Émilie ? Tu parles d’une idée d’fou de leur donner des noms si ressemblant. Le bonhomme Potvin nous avait chassés à grands coups de pied quand il nous a pogné dans‘ chambre des filles.
  • Oh, que oui. Il m’ semble que ça fait encore mal, répond Benjamin en faisant mine de soulager son postérieur.

Les deux amis ricanent à ce souvenir.

  • Freddy, la médaille…
  • … quoi la médaille ?
  • Je vais la garder en souvenir… 

Sanglots.

  • OK.

Sanglots. 

  • Parce que c’est moi qui aurais dû l’avoir.
  • Dans tes rêves, bonhomme.

Rires mitigés.

  • Pour vrai, je l’sais mon Ben. J’sais b’en trop pourquoi t’as tout fait ça. T’es un ami dépareillé. J’te mérite pas.
  • C’est moi qui t’mérite pas.

Un troupeau d’anges passe. 

Lentement.

Les nez reniflent.

  • Freddy, qu’est-ce que je vais faire ? Après ?
  • Je l’sais pas. Pis moi, je vais où ?
  • Je l’sais pas.

La gorge serrée et douloureuse, les deux copains doivent attendre avant de poursuivre. Freddy, maussade demande :

  • Crois-tu qu’y a quelque chose après la mort ?
  • Bonne question. Il y a tellement d’propositions. Ça va du «rien» jusqu’au banquet éternel dans les bras d’belles vierges. T’as du choix, émet Benjamin.
  • Niaiseux. Pour l’éternité, tu penses qu’elles vont rester vierges ?
  • Niaiseux toi-même, répond Benjamin la voix feutrée par la douleur.
  • Benjamin, j’ai peur. Le Grand Bouleversement était épeurant. Venir s’installer ici, inquiétant, mais on était ensemble. On était fort.

Sanglots.

Où j’va’s, ben j’ai aucune idée à quoi ça r’ssemble, pis ça m’fait peur. J’va’s êt’ t’seul sans mon seul grand ami. Pis lui aussi va êt’ t’seul à s’ennuyer.

Si j’me fais r’virer d’bord parce que j’ai menti ? J’te promets que si ça arrive, j’mets la faute sur ton dos. T’aurais pas dû m’laisser faire, dit Freddy pour essayer de détendre l’atmosphère.

  • J’irai te r’joindre avec les autres menteurs.

Nouveaux ricanements et reniflements.

  • Ben ?
  • Mmm ?
  • Merci.
  • Pourquoi ?
  • Pour tout. La soirée. La nuit. L’passé. Isabelle. La médaille.
  • C’était la moindre des choses. Pour un ami, un bon, un vrai, on f’rait n’importe quoi.
  • T’as passé à côté d’belles choses en m’les laissant.
  • Dis pas ça. Je chang’rais rien. J’ai été heureux avec ma femme, mes enfants. 

Même si j’ai pas d’médaille ou d’maison facile à chauffer.

La plus belle chose de toutes, je l’ai eue, c’est notre amitié.

Jusqu’aux premières lueurs du soleil, ils restent assis côte-à-côte, silencieux.

Tout a été dit.

Au petit matin, sans déjeuner, faute d’appétit, Freddy sort dans l’air frais et marche vers son «destin». 

Benjamin le regarde s’éloigner en traînant sa jambe malade, comme s’il retournait chez lui après une visite.

Sa dernière. 

Benjamin ne le sent pas encore, mais il sait que l’avenir sera différent. Autour de lui, comme si de rien n’était, bientôt, les enfants sortiront, courront, crieront. Comme tous les jours.

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