J’aime l’atmosphère bruyante des bars. Tout ce brouhaha a un petit quelque chose qui m’enveloppe et remplace les bras masculins qui manquent dans ma vie.
Je trouvais que ça faisait cliché de m’asseoir sur un tabouret au bar, mais c’est d’ici qu’on a la plus belle vue. Je peux voir un maximum de beau monde.
Ouh ! Celui-là est particulièrement attirant ! Oh… déjà pris. Ces deux-là ont l’air de parler du bureau… il faut savoir décrocher les amis ! Ce châtain n’arrête pas de me regarder. Il n’est pas le plus mignon, mais ce petit quelque chose dans le fond de ses yeux, ce petit «je-ne-sais-quoi» d’attirant… On verra si rien de mieux se pointe.
«Burger alert !» C’est vulgaire, mais j’ai toujours rêvé de le dire, au moins de le penser, non mais quel beau spécimen ! Mmh ! Regardez-moi ces biceps qui tendent ses manches, j’en frissonne. Il commande deux verres, dommage. Je me demande qui l’accompagne. Il fait signe vers la porte, à qui ? Pas de chance, on joue dans la même équipe.
Où est Monsieur «je-ne-sais-quoi» ?
– Bonsoir, dit une voix dans mon dos.
Je me retourne pour me trouver nez à nez avec un homme qu’il me semble reconnaître. Je suis polie, alors à mon tour :
– Bonsoir.
Il se présente :
– Maître Yves St-Laurent. Vous travaillez pour quelle firme ?
Ses yeux scrutent les miens. Oublions l’idée de mentir ou d’en ajouter.
– Pardon ?
– Oui, pour quelle firme ? Vous êtes avocate, non ? Ou vous êtes pour la Couronne ?
– Euh, non. Pas vraiment. Je devrais ? J’en ai l’air ?
– Non, non, c’est juste qu’ici est le lieu de prédilection du barreau. Vous êtes à la chasse à l’avocat, alors ?
– J’ignorais la réputation de l’établissement. Désolée.
Il sourit. Des fossettes apparaissent sur ses joues tellement lisses. Il vient de se raser ? À moins d’être imberbe ! Mais une pareille chevelure bien coupée, des sourcils bien fournis. Un coquet ? Mmm.
– Il n’y a pas de faute. ça fait du bien d’avoir un peu de sang neuf dans les parages. C’est… rafraîchissant.
Sa voix est agréable. Je me demande jusqu’à quel point peut-elle devenir menaçante quand il interroge quelqu’un de mauvaise foi.
Il me tire de mes réflexions pour m’offrir un autre verre que j’accepte. Il semble satisfait que je l’accompagne. Je ne sais plus à quand remonte ma dernière occasion semblable, ni avec qui, mais de savoir que je peux intéresser encore à mon âge, ça me fait sourire, ce qui a l’air de l’encourager.
– On se connait quand même, non ?
Je le détaille pour me rappeler. Larges épaules, dans l’ouverture de son veston, on voit les pectoraux,… Regarde ailleurs !
– Bonne question, on ne doit pas fréquenter les mêmes endroits, dis-je en regardant autour.
Il claque des doigts et me pointe de son index :
– Au gym ! C’est ça, je vous revois échevelée, rouge à cause de l’effort.
C’est flatteur ! réplique-je ironiquement en prenant une gorgée de mon gym tonic.
– Bah ! On a tous la même allure quand on se démène. Je dirais que ça doit remonter à l’époque où je m’entrainais pour le marathon. J’ai du laissé tomber à cause d’une blessure. Vous entrainez encore ?
– Non. Manque de temps.
Aïe, un mensonge. Par paresse. J’avoue que, à vrai dire, c’est à cause des jeunesses que j’ai arrêté. Par complexe. J’aurais beau travailler jusqu’à l’exténuation, je ne leur arriverai à la cheville qu’avec de la chirurgie.
En y repensant, c’est vrai que j’ai le souvenir de l’avoir vu pédaler. Oh oui. Cette paire de cuisses musclées, un vrai buffet pour les cannibales ! Que de viande ! Je me donne le droit d’anticiper tout un mâle.
– Ça vous dirait de m’accompagner jeudi prochain ? On souligne les 25 ans de service d’un partenaire. C’est un gros événement. Toute la firme y sera.
Je n’aurais pas cru que ça puisse aller si vite. Je flotte en retournant chez moi. Les jours qui précèdent ma sortie, je les passe à me préparer. Je m’épile, me frictionne, me crème. Je veux être aussi éblouissante que possible.
L’anticipation me garde éveillée. Je fais exprès de tarder à dormir pour m’imaginer comment pourrait se dérouler la soirée. Je serai tout simplement tellement charmante qu’aucune autre ne pourra ravir son attention. Il sera pour moi toute seule.
Sait-il danser ?
J’ai grand besoin de chaleur humaine, la vraie, pas celle d’inconnu contre qui on n’a pas le choix d’être collée dans une foule. Non, celle qui est consentante, qui stimule le désir, qui donne me chaud et me fait frissonner en même temps. Comme une main sûre d’elle, logée dans le creux des reins, qui me conduit à travers les tables, la puissance du mâle confiant, tel un chevalier sans peur et sans reproche. Éventuellement… un baiser.
Riez pas. Je sais, je suis fleur bleue.
***
Quand on entre dans la salle, il y a plein de gens, en petit groupe, un verre à la main. Ça brille. C’est bruyant. J’aime ça.
On est un peu en retard. En fait, Yves est en retard. J’ai fait une folle de moi à arpenter les fenêtres, surveiller mon cellulaire dans l’attente d’un message disant qu’il arrive ou expliquant ce qui se passe. Il est resté dans son auto pendant que je sortais de chez moi. En montant dans l’auto, j’ai compris pourquoi : il était sur un appel pour le travail. Je n’ai eu droit qu’à un bref coup d’oeil et un petit hochement de tête. En guise de salutation. La conversation a duré tout le trajet et s’est poursuivi jusqu’au moment de rejoindre la réception. J’ai dû patienter près de la porte fermée qui laissait filtrer le bruit ambiant. Déçue. Tous mes efforts sont passés inaperçus.
Mon sourire devient de plus en plus forcé.
Il salue à gauche et à droite. Serre des mains. On n’arrête avec personne. Il fend la foule. Je le suis.
Tout à coup, il s’arrête, s’écarte et je peux me placer à ses côtés. Je comprends pourquoi. Devant nous, c’est le bar. Il saisit une coupe de mousseux et m’invite à me servir.
Ah ! Pourquoi il ne m’en donne pas un ?
J’ai à peine le temps de tendre la main pour choisir un verre et en prendre une gorgée qu’il s’est retourné vers les gens, prêt à plonger dans la masse. Re-serpentage à travers les groupes. Puis, tout-à-coup, il s’arrête, plonge sa main libre dans la poche intérieure de son veston pour en tirer son téléphone. Il regarde l’identité de l’appelant, me jette un coup d’oeil et me fait signe qu’il doit le prendre… à l’extérieur de la salle.
C’est sûr, ici, c’est bruyant.
Alors je reste plantée, avec mon verre et tous ces inconnus qui parlent entre eux.
Quand Yves revient, il annonce qu’il doit quitter… Le sol s’ouvre sus mes pieds. Je dois avoir perdu même la couleur de mon fond de teint. Je me demande toujours comment j’ai pu ne pas laisser tomber mon verre.
Il me tend de l’argent pour prendre un taxi.
Je refuse. Piquée au vif.
Il ne donnera pas de nouvelles.
Ça n’a pas cliqué.
Zut…